De l’autre côté de notre camp se trouvait un camp réservé aux hommes célibataires et puis un camp réservé aux femmes célibataires. Chaque camp était séparé par une clôture de fil barbelé électrifié. Toute personne qui touchait le fil était électrocutée sur le champ. Un jour, alors que je me promenais en direction de la clôture électrique qui nous séparait des Tziganes, un jeune garçon m’a appelé depuis l’autre côté. « Regarde ! m’a-t-il dit en me montrant un grand bol de moutarde, tu en veux ? – Oh oui alors ! lui ai-je dit. – Amène du pain. » m’a-t-il répondu.
J’avais toujours aimé la moutarde et je me suis dit que ce serait bon avec le pain sec qui était la seule chose qu’on nous donnait, mis à part la soupe et le thé. Je suis retourné au même endroit à la même heure le jour suivant, en ayant économisé toute ma ration de pain de la journée. J’avais peur de passer ma main à travers la clôture électrique, mais pas le garçon tzigane. « Jette le pain. » J’ai jeté le pain et il m’a immédiatement passé le grand bol de moutarde à travers la clôture et est parti en courant. J’ai pris le bol et je suis parti en courant moi aussi. Je me suis dit que je pourrais probablement échanger une partie de la moutarde contre du pain. Le bol était lourd, beaucoup trop lourd. J’ai mis mon doigt dans le bol. Je n’ai ni ri, ni pleuré quand j’ai compris que je m’étais fait avoir. Une fine couche de moutarde avait été disposée par-dessus un bol plein de sable. Le garçon tzigane était parti et était certainement en train de profiter de sa ration de pain supplémentaire. Il l’avait gagnée en passant sa main à travers la clôture électrique.
L’hiver 1944 a été difficile. Il y a eu de la neige et de la glace. Beaucoup sont tombés malades et quelques-uns sont morts. Les jours se sont écoulés lentement durant cet hiver. Nos pieds gelaient dans nos chaussettes fines et nos chaussures en bois. Les femmes souffraient encore plus que les hommes. Elles avaient l’air désespérées, le crâne rasé et étaient vêtues d’affreuses guenilles trop grandes pour elles. Comment pourrais-je oublier les chirurgiens de nuit qui ont opéré le pied gelé de l’un de nos amis, un garçon de 13 ans ? On devait entendre ses cris depuis l’enfer.
Une nuit terrible, interminable, un jeune homme a toussé jusqu’à en mourir dans la baraque dans laquelle nous vivions. C’était un jeune homme à l’air triste, au visage blême et avec de grands yeux qui le faisaient ressembler à Pierrot, ce personnage de la pantomime française. Il parlait doucement et je ne parvenais pas à le comprendre. Fébrile, il tremblait de partout. Il s’est mis à tousser, d’abord légèrement, mais ensuite de manière continue et plus intense, semblant manquer d’air comme un homme en train de se noyer. Ses gémissements se répandaient sur toute la longueur de la baraque. Ceci a duré la plus grande partie de la nuit. Bientôt sa quinte de toux s’est intensifiée. Quelqu’un lui a donné un bol du type de ceux qui nous avaient été attribués à tous pour la ration de soupe quotidienne. Il a craché, uriné, vomi dans le bol et lorsqu’il a commencé à recracher du sang, le contenu du bol a pris une affreuse couleur rouge. Il n’y avait personne pour lui venir en aide. Le matin, il était étendu sur le sol, mort.
Il me faut dire un mot des héros parmi nous. Freddie Hirsch était un jeune homme aux cheveux bruns foncés qui avait organisé des rencontres sportives à Terezín et qui nous aidait à garder le moral. Freddie a réussi, je ne sais comment, à réveiller un reste d’émotion chez le Kommandant du camp et ainsi à obtenir que les jeunes enfants soient autorisés à passer les journées froides à l’intérieur. Les autorités ont permis qu’une partie de l’une des baraques soit ouverte aux enfants de 15 ans et moins. Nous pouvions nous y asseoir sur des bancs en petits groupes ; nous pouvions jouer, lire et profiter d’un plus grand confort. Les garçons et les filles plus âgés, les madrikhim (chefs de la jeunesse) organisaient de petits groupes, jouaient à des jeux avec nous et nous racontaient des histoires. Nous jouions aux devinettes, faisions un peu d’exercice et chantions des chansons. Quelqu’un a apporté une balle de tennis dans le camp et nous, les garçons, nous nous répartissions en équipes et jouions au football tout au fond du camp. Nous autres les enfants, même dans le camp de concentration, avions gardé un certain esprit de jeu.
La nuit et durant la journée, nous voyions des avions américains haut dans le ciel, volant en direction du front. Nous savions que les Allemands avaient été battus à Moscou et qu’ils avaient commencé à battre en retraite. Nous apprenions les nouvelles les plus récentes de la bouche des prisonniers nouvellement arrivés.
À cette époque, nous ne pensions qu’à une chose : « Serons-nous encore en vie demain ? » Maman, bien qu’elle ne se sente pas bien, nous remontait le moral et, parfois, partageait avec nous une partie de sa ration. Mon frère Karel est tombé gravement malade du typhus, mais s’en est miraculeusement remis. Il avait alors 17 ans, il était grand et s’était assagi.